La nostalgie des mûres sauvages
Daniel Confland
Nous vagabondions en lisière de forêt depuis au moins deux heures, mon ami et moi. Nous suivions un chemin qui n'avait de randonnée que le nom, tant il était piégeux car encore crevassé du gel de l'hiver par les roues des tracteurs qui se rendaient aux champs, de l'autre côté du bois. Dans les arbres, les merles s'en donnaient à coeur joie et le vent répondait à leur chant en fouettant bruyamment les hauts branchages de leurs cimes.
Soudain, comme pris de la danse de Saint Guy, mon ami s'agita en tous sens puis se mit à courir vers une haie distante d'une vingtaine de mètres. Je le rejoignis à pas vifs, tandis qu'il farfouillait avec autant d'empressement que d'allégresse dans le taillis. Je compris son manège en apercevant les lianes épineuses d'un mûrier sauvage parfaitement enchevêtrées dans la haie touffue. Il me tendit une main griffée qui enserrait un dizaine de mûres noires et charnues. Une fois la collecte avalée par nous deux, mon ami repartit à la chasse aux fruits en enfonçant cette fois un bras qu'il ressortit sanguinolent mais victorieux, une pleine moisson de baies dans la main.
Vous vivez, dangereusement, mon ami, lui dis-je. D'où vous vient donc cette folle passion roncière ? Entre deux mastications, il me répondit ceci :
"Cela remonte à longtemps. Après la guerre, j'étais alors cantonné en Allemagne avec les forces françaises d'occupation à Berlin Ouest. Les bois étaient tout proches de l'endroit où nous logions, mes camarades et moi. Entre deux exercices, nous nous précipitions vers les buissons de mûres que nous avions repérés. Il y en avait partout et elles étaient succulentes."
Je dis : "Je vois bien que cet épisode vous met en émoi. De la nostalgie ? Une sorte de madeleine de Proust en mémoire du temps où vous étiez jeune ?"
Il acquiesça : "Je le suppose, en effet."
Je repris : "Et ce souvenir heureux, cette madeleine, vous lui avez donné un nom ?"
Il sourit et dit : "Les mûres de Berlin" C'est ça, le nom : les mûres de Berlin !"
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Les mûres (1942)
Un poème de Francis Ponge (1899-1988)
(Le parti pris des choses)
Aux buissons typographiques constitués par le poème sur une route qui ne mène hors des choses ni à l’esprit, certains fruits sont formés d’une agglomération de sphères qu’une goutte d’encre remplit.
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Noirs, roses et kakis ensemble sur la grappe, ils offrent plutôt le spectacle d’une famille rogue à ses âges divers, qu’une tentation très vive à la cueillette.
Vue la disproportion des pépins à la pulpe les oiseaux les apprécient peu, si peu de chose au fond leur reste quand du bec à l’anus ils en sont traversés.
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Mais le poète au cours de sa promenade professionnelle, en prend de la graine à raison : « Ainsi donc, se dit-il, réussissent en grand nombre les efforts patients d’une fleur très fragile quoique par un rébarbatif enchevêtrement de ronces défendue. Sans beaucoup d’autres qualités, - mûres, parfaitement elles sont mûres – comme aussi ce poème est fait. »
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A voir sur le blog, deux autres poèmes de Francis Ponge :
- Le savon
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