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Citons-precis.com

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Ma fable du jour : le maudit brouillon du dernier chapitre

Publié par Daniel Confland sur 6 Mars 2022, 08:51am

Catégories : #textes

 

Mots-clefs : livre - littérature - roman - manuscrit - éditeur - brouillon - poison.

Le maudit brouillon du dernier chapitre

Daniel Confland

 

Son éditeur lui avait mis la pression : il DEVAIT Absolument rendre le dernier chapitre de son nouveau roman avant 23 heures, dernier carat. Du coup, il avait passé une nuit épouvantable, peuplée de cauchemars, dont l'un particulièrement horrible : son éditeur, le visage grimaçant, un rictus féroce à la bouche, gavait une oie avec un gargouillis de mots tiré d'un sac de jute. Et cette oie, c'était lui. C'est vrai qu'il lanternait cet homme depuis des mois, trouvant des excuses de plus en plus improbables, une vieille mère malade, les deux poignets foulés après une chute d'escabeau, un virus oculaire pernicieux, mais la situation était devenue intenable. les prix littéraires approchaient à grands pas et il fallait mettre le livre en fabrication.

Ah, parlons-en des livres. Il en avait commis un quinzaine, pas vraiment des best-sellers, mais pas des bouquins livrés au pilon non plus. Des succès d'estime, comme on dit. Il en vivait gentiment, mais à quel prix ? Du stress en permanence, la hantise de la page blanche, le mot qui ne venait pas, l'histoire qui se dérobait, des personnages qu'il finissait par haïr. A chaque fois, sa corbeille se remplissait de boulettes de papier rageuses, pauvres témoins d'une ponte littéraire de plus en plus douloureuse.

Il en avait pleinement conscience et cela le mettait hors de lui : avec les vingt feuillets infâmes qu'il venait d'écrire, c'est son roman tout entier qu'il assassinait. Tic-tac, tic-tac, l'horloge jurassienne qu'il avait hérité de sa grand-mère marquait impitoyablement le temps qui lui restait jusqu'à la télétransmission fatale du manuscrit final. En contemplant les pages de cet ultime chapitre alignées sur sa table de travail, un amer constat s'imposait à lui : il n'était pas simplement en panne d'inspiration, il était en panne de talent.

"Allons, se dit-il, finissons-en, une fois pour toutes !" Il abreuva d'encre son stylo au flacon waterman  - il se piquait d'écrire à "l'ancienne" - en vue d'une dernière passe d'armes avec son imagination défaillante. Il voulut rassembler ce tas de feuillets pour raturer encore et encore ce qui méritait de l'être, c'est à dire tout ; mais son genou se cogna contre le pied de la table qui fut prise d'un tremblement, la bouteille d'encre se répandit sur le brouillon qu'elle barbouilla en entier. 

Cette fois, il était perdu. A une heure à peine de l'oukase fatidique, il n'avait plus le temps ni le courage d'écrire ce dernier chapitre qui, depuis trop longtemps, empoisonnait sa vie d'auteur.

Ah, oui ! Il s'en souviendrait toute sa vie du brouillon de onze heures.

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"Cléopâtre avalant le poison", Charles Antoine Coypel (1749), Musée de Grenoble.

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