Qu'est-ce que l'injustice ? Pardi, c'est le contraire de la justice ! Qu'est ce que la justice, alors ? "Elle désigne le fait de corriger une inégalité, de combler un handicap, de sanctionner une faute. L'activité de justice mobilise un ensemble de règles, de statuts, de pratiques, de discours et de métiers qui participe à la fonction de juger. (...) La justice désigne avant tout une valeur, un idéal moral et un concept philosophique. Elle est à la fois instinctive (le sentiment d’injustice ou de justice s’impose à nous) et complexe (il est impossible de définir abstraitement les critères du juste). L’idée de justice fait référence à l’équilibre dans les relations entre les hommes : elle implique la proportion et la stabilité. Au Moyen-Age, elle se définissait comme l’art du bon et de l’égal." (1)
- Le comble de l'injustice, c'est d'appuyer des actes irréguliers du suffrage apparent du prince pour forcer, par le respect, les opprimés au silence. (François de La Rochefoucauld)
- L'extrême injustice consiste à paraître juste tout en ne l'étant pas. (Platon)
- Si vous avez fait des choses terribles, vous devez endurer des choses terribles; car c'est ainsi que brille la lumière sacrée de l'injustice. (Sophocle)
Pour faire simple, la justice c'est donc l'équité. Qu'un plateau de la balance penche d'un côté de façon injuste ou supposée telle, il importe de rétablir le juste équilibre; même si la justice rendue sera peut-être imparfaite en raison des critères abstraits qui la fondent, comme la définition ci-dessus l'infère. Si, donc, vaille que vaille, la victime et le justiciable devraient se satisfaire d'une décision judiciaire, qu'elle soit de nature civile, pénale ou administrative, pourquoi invoquer le genre superlatif pour parler du comble de l'injustice, de son summum, d'une injustice profonde, terrible, inqualifiable ou extrême, et par suite quasiment irréparable ? D'abord, à l'instar de la colère, notre niveau d'indignation et sa médiatisation ne sauraient être efficaces sur le ton de la mièvrerie. Invoquons une autre raison : l'injustice à besoin d'arguments pour se défendre, mais l'argumentaire peut-être insuffisant, la vérité n'est pas toujours prouvable, alors que la justice puise sa vérité dans des codes figés pour un temps, même si elle sait parfois écouter, évaluer, adapter ses règles au préjudice subi. En outre, le Droit avec un grand D, indépendamment de l'arbitraire qui substituerait la passion à la raison, ne saurait être parfait : Summum jus, summa injuria écrit Cicéron : le droit le plus élevé peut être l'injustice la plus profonde. Nécessairement, la correction en faveur de ce qui est instinctivement et abstraitement juste est précaire : gageons que l'injustice peut-être souvent perçue comme profonde, parce que la justice est humaine, tout simplement. Ou comme le dit joliment Edouard Herriot, parce "qu'il n'y a pas de petite injustice."
- Justice extrême est extrême injustice. (Térence)
- Grande injustice est de traiter également les choses inégales. (Aristote)
- L'injustice flagrante est là pour que tous ceux qui ne sont pas aveuglés par les préjugés puissent la voir. (Bram Fischer)
Convoquons à présent la Société dans ce débat. En démocratie, elle prône - au moins - la liberté et l'égalité. Pas besoin de développer : rien de cela sans l'ordre, qui impose des règles sociales et morales au plus grand nombre. Au plan politique, ce serait l'anarchie. Dans l'ordre judiciaire ce serait courir le risque du chacun pour soi, du faible exploité par le fort, du règne du crime et de la corruption organisés, de la loi du talion, de la vendetta sans fin.
Dans les régimes absolutistes, autoritaires, totalitaires ou théocratiques, l'ordre est maintenu par la force, et la justice est aux ordres du pouvoir en place. Dans ces pays, la justice est fatalement arbitraire et expéditive, et l'injustice sociale et morale vue comme profonde et extrême dans ses conséquences. Mais attention, même dans ces pays - et l'on en voit un exemple non loin de nous, à l'est - le pouvoir et le peuple peuvent passer un pacte social évitant toute révolte : une relative prospérité et une sorte de tolérance au quotidien, dès lors que les gens ne s'occupent pas de politique et ne remettent pas en cause dirigeants et décisions. Dans son Discours sur la servitude volontaire, La Boétie, prétend que le peuple peut organiser lui-même, en se laissant aller à un "délaissement" coupable, l'aliénation de sa liberté et de la justice qui en est le garant : "L'homme est naturellement libre et l'exercice de la liberté lui est naturellement aisé. Mais il se laisse aller à perdre cette liberté "facile" pour plusieurs raisons : d'abord, la nature fait aussi que coexistent en société des dominés et des dominants; la "culture coutumière", dans tel pays donné, tend également vers l'assoupissement de la volonté, l'amollissement de la vaillance et de la contradiction; de libre, l'homme en vient ainsi, par une habitude progressive au renoncement, et sans au départ qu'un tyran le lui impose, à passer à la servitude, sinon voulue du moins acceptée.(...) Dès lors, survient un "tyran" (Ndlr : un "maître" est synonyme dans l'ouvrage);" (2) Celui-ci instaure sans mal un ordre social inégalitaire, profondément injuste par nature, captant à son seul profit pouvoir et richesses, sans qu'il soit besoin d'une armée nombreuse à sa botte, mais avec l'aide d'une poignée d'affidés et d'obligés. Seule la désobéissance civile dans tous les domaines pourrait à terme mettre à bas un tel régime, selon La Boétie. Un beau paradoxe et un beau challenge en perspective !
- L'injustice la plus grande n'est pas matérielle mais morale (Edgar Morin)
- On voit des personnes entrer dans des colères invraisemblables pour des détails tellement minuscules ! Et ce sont souvent les mêmes qui restent à peu près indifférentes aux injustices monstrueuses que d’autres ont à subir. (Omraam Mikhaël Aïvanhov)
Pascal, dans ses Pensées, porte un autre regard sur le rapport entre la force et la justice, un rapport forcément biaisé au départ :"Si on avait pu, l'on aurait mis la force entre les mains de la justice, mais parce que la justice est une qualité spirituelle (Ndlr : non "palpable", au contraire de la force), dont on dispose comme on veut, on l'a mise entre les mains de la force; ainsi on appelle juste ce qu'il est forcé d'observé." (3) Ce qui, pour Pascal n'implique pas de soumettre la justice à la force : "La justice sans la force est impuissante ; la force sans la justice est tyrannique. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force ; et pour cela faire que ce qui est juste soit fort, ou que ce qui est fort soit juste." (3) Pascal, ou le pari permanent !
Dans leur dénégation commune de l'ordre injuste, contraint ou consenti, Pascal et La Boétie mettent en cause les "coutumes" - élargissons le concept aux traditions, croyances et dogmes enracinés -, qui "fossilisent" la société dans un statut immuable. En matière de justice, le jugement de Dieu au moyen de l'ordalie, les bûchers suppliciant les "sorcières" et les "hérétiques", la Question et la torture administrés en guise de procédure judiciaire (que Louis XVI abolira en 1788), sont de sinistre mémoire et d'inépuisables pratiques d'une justice coutumière mais inhumaine. Même si certains veulent rétablir la peine de mort, pour meurtre d'enfant, de policier ou d'enseignant, par exemple, cet instrument semble désormais un héritage du passé, du moins en Europe, au regard de l'évolution de la conscience collective. Mais il subsiste, aujourd'hui encore, en d'autres lieux, des pratiques cruelles exercées au nom de la justice ou de la tradition : la torture encore, la pendaison publique, la lapidation, une main tranchée pour un vol, ou l'excision, autre mutilation terrible. L'intolérance religieuse, que dénonçait Voltaire, se porte bien de nos jours, merci, en maintes contrées du globe. Pour fait d'irrévérence envers Dieu et son incarnation théocratique, d'inobservance rigoureuse de la doctrine et de ses rites, un quidam peut se retrouver illico en prison pour de lourdes peines, sans procès autre que fictif ni recours, ou proprement exécuté. La belle justice que l'injustice extrême, en ce cas !
- La production de la richesse est le résultat d'un accord entre le travail et le capital, entre l'employeur et l'employé. Sa distribution, par conséquent, suivra la loi de sa création, ou une grande injustice sera commise. (Leland Stanford)
- Le danger du succès, c'est qu'il nous fait oublier l'effroyable injustice du monde. (Jules Renard)
Dans nos régimes libéraux où le droit est en théorie le souverain juge, l'injustice "superlative" peut être cependant profondément ressentie. Ressentie, est d'ailleurs le mot juste. Si le justiciable est élargi ou soumis à des peines substitutives du fait de l'embouteillage de la justice ou du manque de places en prison, si le procès est retardé à l'infini, si la peine est commuée trop facilement, si l'enquête préalable semble bâclée, si les éléments de preuve se sont envolés, si les experts judiciaires ou psychiatriques se contredisent, tout ceci au final contribue à forger l'image d'une justice inégale et impuissante, comme au ressenti d'une grave injustice chez la victime, même si la réparation est conforme au droit. Il advient aussi que les mœurs et la loi fondant le droit soient en décalage dans tout ou partie de la population. Le rétablissement de la peine de mort a ainsi ses adeptes alors que la loi l'a abolie. L'avortement était sujet à de lourdes peines avant la loi Veil, mais une partie importante des citoyens la réclamait. Devant sa remise en cause partielle aux Etats-Unis, le Parlement français discute en ce moment de l'opportunité de la graver dans le marbre de la Constitution. Aujourd'hui, c'est la gestation pour autrui (GMA) qui est en question (alors que la procréation médicalement assistée (PMA) est encadrée par une loi), ou encore l'euthanasie et la fin de vie. Dans ces domaines, les revirements sont possibles et l'injustice peut changer de camp.
Dans cette analyse évidemment partielle, on ne saurait omettre d'aborder le champ social, où cristallisent le Pacte citoyen et le Bien vivre ensemble. Au contraire des régimes autocratiques où toute opinion est étouffée, c'est dans ce registre qu'en démocratie on crie communément à l'injustice en usant de superlatifs. Peu importe, que notre pays en particulier figure parmi les plus égalitaires et redistributifs, par comparaison avec la plupart des autres. Ce qu'on étalonne à cette aune, ce ne sont pas des graphiques comparatifs, mais des situations personnelles ou collectives constatées ou ressenties à l'intérieur des frontières. On notera par exemple les inégalités homme-femme ou les discriminations de tous poils. Le point central : trop d'inégalité dans la répartition des richesses, dans l'accès à l'éducation ou aux soins fait le lit de l'injustice au point qu'il est légitime de lutter contre. Face à ce qui apparaît chez d'aucuns comme une opulence étalée sans vergogne, on invoque l'extrême pauvreté, où ce n'est pas seulement l'argent qui fait défaut mais la dignité qu'on rabote. Ce qu'on dénonce en somme, c'est une (in)justice de classe au bénéfice de privilégiés. Mais les sociétés "primitives" mises à part - idéalisées par Rousseau dans son Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes (1755- (4), les sociétés modernes qui se sont efforcé à l'égalité sociale généralisée, on pense en particulier au communisme, n'ont pas vraiment prouvé leur efficacité, sauf à engendrer in fine des nomenklatura tentaculaires En fait, l'évolution démographique et technique, la multiplication des ressources et des échanges, le remplacement du troc par la monnaie, et beaucoup d'autres facteurs, ont suscité chez les groupes humains un besoin de s'organiser hiérarchiquement, engendrant mécaniquement des différences de statuts forcément perçus comme injustes par ceux qui se trouvaient relégués au bas de l'échelle. Qui plus est, l'égalité sociale "parfaite" abolirait toute promotion du mérite, des talents, des compétences différenciées, et tout projet d'élévation personnelle, que ce soit par l'envie d'innover ou de créer des ressources s'il n'était assorti d'une forme de reconnaissance matérielle.
Par prudence dans l'analyse complexe du sujet, par souci enfin de clore ce billet déjà long, on épargnera au lecteur les considérations sur la juste ou l'injuste remise en cause du régime actuel des retraites. La pire des injustices selon les uns, une réforme juste et indispensable selon d'autres. Il est bien d'autres "tribunes", et plus expérimentées, pour s'emparer du thème ! Mais que cette réforme passe ou soit abandonnée, il restera toujours de quoi s'indigner en matière d'injustice, et le fond l'emportera toujours sur la forme, fut-elle superlative ! Et c'est heureux. Au demeurant, le comble de l'injustice ne serait-il pas que la Justice feigne de croire qu'elle n'a plus rien à corriger, ni au besoin de se corriger elle-même ?
Daniel Confland
Références :
(1) - https://www.vie-publique.fr/fiches/38023-quest-ce-que-la-justice-definition-de-la-justice
(2) - Introduction, Daniel Confland :
(3) - https://www.juripole.fr/Citations/par-auteur/blaise-pascal.php
(4) - https://www.courrierinternational.com/article/2012/09/13/et-si-nous-redevenions-tous-egaux
Image : "La justice châtiant l'injustice", tableau de Jean-Marc Nattier (Adélaïde de France, fille de Louis XV incarne la Justice), Palais de Versailles, Wikipédia CC.
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Fin des citations
- Il faut le dire clairement : les injustices graves liées à la vie au travail altèrent la dignité humaine. (André Talbot)
- Souvent avec la fin du travail il vous vient le souvenir de l'injustice la plus grande. Je parle du quotidien de la vie. (Marguerite Duras)
- Les lois américaines sur l'immigration sont mauvaises - vraiment, vraiment mauvaises. Je dirais que le traitement des immigrants est l'une des plus grandes injustices commises au nom de notre gouvernement. (Bill Gates)
- Quand on pollue une rivière, c'est une injustice suprême pour ceux qui sont en aval et ceux qui vivent dans la rivière qui ne sont pas des êtres humains.( Paul Hawken)
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