Le Lion amoureux est la première fable du livre IV des Fables de La Fontaine, dans le recueil édité pour la première fois en 1668. Cette fable présente un triple intérêt, outre son intérêt littéraire incontestable : d'abord , elle constitue une dédicace, en l'espèce à la fille de la marquise de Sévigné; ensuite sa forme : elle commence par une adresse à cette demoiselle en forme de poème; enfin, la fable est porteuse de deux messages plus ou moins subliminaux destinés au Roi Soleil, l'un qui sent son Courtisan, l'autre en forme de conseil en gouvernement.
Contexte à découvrir ci-dessous après la lecture de la fable.
DC
Image : Jean de La Fontaine par Hyacinthe Rigaud, en 1690, Wikipédia CC.
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Le Lion amoureux
Jean de La Fontaine
À Mademoiselle de Sévigné
Sévigné, de qui les attraits
Servent aux grâces de modèle,
Et qui naquîtes toute belle,
À votre indifférence près,
Pourriez-vous être favorable
Aux jeux innocents d’une Fable,
Et voir, sans vous épouvanter,
Un Lion qu’Amour sut dompter ?
Amour est un étrange maître.
Heureux qui peut ne le connaître
Que par récit, lui ni ses coups !
Quand on en parle devant vous,
Si la vérité vous offense,
La Fable au moins se peut souffrir :
Celle-ci prend bien l’assurance
De venir à vos pieds s’offrir,
Par zèle et par reconnaissance.
Du temps que les bêtes parlaient,
Les Lions, entre autres, voulaient
Être admis dans notre alliance.
Pourquoi non ? Puisque leur engeance
Valait la nôtre en ce temps-là,
Ayant courage, intelligence,
Et belle hure outre cela.
Voici comment il en alla.
Un Lion de haut parentage,
En passant par un certain pré,
Rencontra Bergère à son gré :
Il la demande en mariage.
Le père aurait fort souhaité
Quelque gendre un peu moins terrible.
La donner lui semblait bien dur ;
La refuser n’était pas sûr ;
Même un refus eût fait, possible,
Qu’on eût vu quelque beau matin
Un mariage clandestin.
Car outre qu’en toute manière
La belle était pour les gens fiers,
Fille se coiffe volontiers
D’amoureux à longue crinière.
Le Père donc ouvertement
N’osant renvoyer notre amant,
Lui dit : Ma fille est délicate ;
Vos griffes la pourront blesser
Quand vous voudrez la caresser.
Permettez donc qu’à chaque patte
On vous les rogne, et pour les dents
Qu’on vous les lime en même temps.
Vos baisers en seront moins rudes,
Et pour vous plus délicieux ;
Car ma fille y répondra mieux,
Étant sans ces inquiétudes.
Le Lion consent à cela,
Tant son âme était aveuglée !
Sans dents ni griffes le voilà,
Comme place démantelée.
On lâche sur lui quelques chiens :
Il fit fort peu de résistance.
Amour, amour, quand tu nous tiens,
On peut bien dire : Adieu prudence.
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Note:
La fable est largement empruntée, comme beaucoup d'autres, à celle du poète grec Esope Le lion amoureux et le laboureur. La Fontaine a pu puiser dans un recueil de 199 fables du en 1610 au suisse Isaac Nicolas de Nivenet. Cet ouvrage est alors l'une des premières versions en français de l'œuvre du fabuliste grec.
Le contexte de la fable de La Fontaine
La fable ci-dessus, comme l'indique l'introduction en forme de poème, est donc dédiée à Françoise-Marguerite de Sévigné, fille cadette de la célèbre marquise épistolière. Françoise a 16 ans lorsque sa mère la présente à la Cour en 1654. Selon son cousin Bussy-Rabutin, elle est alors la "plus jolie fille de France". Rien d'étonnant donc à ce que Louis XIV tombe immédiatement sous le charme de la belle et cherche à lui montrer sa flamme par tous les moyens. Le roi lui consacre deux ballets où Françoise et lui tiennent les premiers rôles. Las, la fille se montre indifférente, distante et froide.
Cette réserve, feinte ou réelle, lui vient de sa mère, farouchement opposée à ce que sa fille se laisse séduire : elle préfère une beau et riche parti à venir, gage de sécurité pour s'installer dans le monde en durée, au caprice forcément fugace d'un amant royal, fusse le le plus grand monarque du temps.
Le poète, dramaturge et académicien français (il y défend la candidature de la Fontaine contre celle de Boileau) Isaac de Bensérade (1619-1691), fort introduit à la Cour royale depuis Louis XIII et Anne d'Autriche, décrit ainsi l'histoire de ce dépit amoureux.
"L'ingrate foule aux pieds Hercule et sa massue ;
Quelle que soit l'offrande, elle n'est point reçue :
Elle verrait mourir le plus fidèle amant
Faute de l'assister d'un regard seulement.
Injuste procédé, sotte façon de faire,
Que la pucelle tient de madame sa mère"
Dans son poème introductif, La Fontaine, tout en usant de formules courtoises, invite à demi-mot la belle Françoise à sortir de sa froide réserve à l'égard du monarque : ce lion amoureux ne pourrait-il pas faire patte de velours si l'on ne le repoussait pas aussi vivement, ne pourrait-il pas être "dompté" par l'amour ? On peut d'ailleurs se demander si La Fontaine ne parle pas ici un peu de lui : on l'a dit lui-même amoureux de la fille de sa protectrice et amie, la marquise de Sévigné. Et amoureux également éconduit.
Mais la fin de la fable nous conte une toute autre "morale" : rendu "sans dents, ni griffes" par les tours du père de la bergère, le lion finit lamentablement, jeté aux chiens. Pour l'historien et académicien André Siegfried, dans son essai "La Fontaine Machiavel français" (1955), le fabuliste aurait fait sienne la théorie du réalisme politique, dont les princes doivent toujours s'inspirer pour gouverner durablement : rester vigilant en permanence pour se garder des manigances d'une société foncièrement immorale. S'agissant précisément de cette fable, Siegfried en conclut que : "Samson ne doit pas se laisser couper les cheveux (comme) le lion ne doit pas se laisser rogner les griffes : un Etat désarmé ne compte plus."
Pour en revenir au contexte, le début poétique de la fable, une fois publiée, pouvait plaire au roi puisqu'elle est apparaît comme une critique de l'esprit de résistance que Françoise lui oppose; en revanche, la fin sonne comme un avertissement adressé au monarque : aucun pouvoir, s'il veut durer, ne doit céder aux sentiments ni aux discours fallacieux.
Daniel Confland
Sources :
- http://www.la-fontaine-ch-thierry.net/lionamou.htm
- La Fontaine, l’Ancien et le Moderne. Rupture et continuité humanistes, Anna Jaubert :
https://journals.openedition.org/rursus/529?lang=en
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Autres articles du site sur et autour de Jean de La Fontaine :
- 25 citations de la marquise de Sévigné : une épistolière française au top de son art.
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