Où le Directeur de prison se fait fort de séparer les meurtriers des innocents, juste par la couleur de leurs mains
Daniel Confland
- Monsieur le Directeur, vous êtes-vraiment conscient de ce que vous vous apprêtez à faire ?
- Absolument, mon cher Gardien-chef, j'assume totalement. Convenez que j'ai derrière mois une longue carrière de directeur de prison. Et elle est irréprochable ! Pas le moindre accroc, pas ça ! Cela plaide sans restriction pour ma démarche.
- En avez-vous parlé à Monsieur le Directeur Adjoint ?
- Ouais. Mais il jugeait ma théorie, comment dire, trop aventureuse; de toute façon, il a demandé sa mutation pour dépression.
- Ah ! Permettez-moi tout de même de m'inquiéter, Monsieur le Directeur : est-ce vraiment une bonne idée de convoquer un à un les condamnés pour meurtre, et en premier lieu ceux qui clament leur innocence, pour trancher s'ils mentent ou non ?
- Si c'est pour faire triompher la vérité, Gardien-chef, alors, oui, j'aurai atteint mon but : rien n'est pire, en effet, qu'une erreur judiciaire, et croyez-moi, je détecterai sans aucun doute le menteur, le vrai meurtrier du faux coupable. Ma méthode, que je peaufine depuis trente ans sans relâche, va se révéler quasiment infaillible et révolutionner la Pénitentiaire et, tout bonnement, la Justice avec un grand J. Résumons : le condamné me présente ses mains, bien à plat sur la table, une face après l'autre. Et si il a la peau blême, dans le genre blafard, exsangue, vous voyez, c'est qu'il est innocent à 99%. Au contraire, le meurtrier aux mains roses comme une poupée de celluloïd est un meurtrier de la pire espèce, de celle qui est incapable de reconnaître son crime, et qui le niera jusqu'à la mort !
- Mais, Monsieur le Directeur, comment alors expliquer cette particularité physique; certains criminels doivent bien avoir les mains pâles ?
- Evidemment. Mais chez les meurtriers en, prison, moins nombreux vous l'admettrez que les gens normaux à l'air libre, je suis en mesure de prouver qu'ils ont pour la plupart la peau des mains roses, voire rougeaudes : je l'ai testé sur des dizaines de condamnés au cours de ma carrière. Aucun meurtrier de cette sorte n'a bénéficié d'une révision de son procès après sa condamnation. Tout bonnement parce qu'il était coupable.
- Mais la peau exsangue, j'ose insister, comment l'expliquez vous ?
- Facile, mon cher Gardien-chef, laissez-moi vous appeler Emile, voulez-vous ? Le meurtrier coupable garde toujours le contrôle, a fortiori lorsqu'il ment effrontément pour nier son crime. La complexion de ses mains n'a par conséquent aucune raison de changer de couleur. Alors que le meurtrier innocent, à force de s'époumoner pour demander la révision de son procès, de hurler de désespoir, voire de s'infliger des automutilations, se glace les sangs au sens propre, ses mains deviennent blêmes parce que le sang s'en est retiré !
- Pourtant la rougeur des traits est souvent signe de l'innocence prise en flagrant délit d'un embarras, voire d'un méfait qu'on veut cacher ? Regardez les enfants !
- Avouez, qu'il y a peu d'enfants meurtriers ! De toute façon, eux sont tout roses de la tête au pieds. Statistiquement, c'est sans valeur.
- Votre démonstration est implacable, Monsieur le Directeur. Pour convaincre la Chancellerie d'étendre votre expérimentation à tout le corps carcéral, sans parler de l'Académie des Sciences qui voudra sans barguigner vous admettre dans ses rangs une fois qu'elle vous aura entendue, quelle formule démonstrativement pédagogique vous vient à l'esprit pour résumer votre méthode !
- Aux innocents les mains blêmes, Emile. Aux-innocents-les-mains-blêmes !
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