La curiosité ? Le propre de la nature humaine, tantôt qualité, tantôt défaut
La curiosité est fondamentalement soif de connaître et de comprendre, et quête de découverte des mondes physiques comme des mondes intérieurs. S'y ajoutent deux ingrédients constitutifs : le sens et le goût de l'observation, avec la capacité d'attention pour corollaire avantageux, et l'imagination. Au sous-bassement rationnel de la curiosité, l'imagination apporte une projection mentale fertile qui permet à la "pensée curieuse" de s'évader vers le rêve ou, passant par le jeu des hypothèses, de féconder la science et plus tard l'innovation.
Ainsi en va-t-il de la curiosité intellectuelle, cet élan, cette "énergie exploratrice" comme la définit Arthur Koestler. Son principe fondateur est de s'inscrire dans la durée et de s'en repaître. Son champ d'application est inépuisable et la palette du curieux peut être focalisée ou panoramique : "Untel s'intéresse à tout" a-t-on coutume de dire. J'ai lu quelque part que la curiosité était le contraire de l'indifférence. Dès le XVème siècle éclosent les "Cabinets de curiosité" ou s'amoncellent des collections d'objets, de toutes les espèces de la nature, précieux ou non, singuliers en tout cas pour leurs propriétaires. Ils sont les ancêtres des collections d'histoire naturelle et des musées en tous genres. Les Salons des XVIIème et XVIIIème siècles sont en même temps ferments et vecteurs de la curiosité intellectuelle, qui s'intéresse à tous les domaines de la pensée. Enfin, il faut rapprocher la curiosité de l' "Honnête homme" de cette période, vu comme la quintessence de la culture générale, de la bienséance et de l'aisance en société grâce à son ouverture d'esprit.
Faut-il pour autant, face à cette heureuse et belle qualité, se désintéresser de la curiosité "vilain défaut", celle que dénonce l'adage populaire. Certes non. On ne saurait en effet qualifier de curiosité celle qui s'attache à l'accident sur l'autoroute qui ralentit le flux, à la bagarre qui tourne mal, à des cris inhabituels dans le voisinage. Ce travers est le fait de la curiosité morbide , du goût du sang, ou du fantasme qui surgit d'un phénomène inconnu ou inusité. Alimentée par une "foule de curieux", cette curiosité là peut causer des dégâts. Elle est malsaine, comme l'est la curiosité pour la "bête de foire" et tout ce qui se révèle a-normal chez autrui. Elle est pathologique, idée fixe ou névrose, lorsqu'on espionne inlassablement les faits et gestes de son prochain : le corbeau et le délateur compulsifs ne sont pas loin.
La curiosité peut aussi constituer un défaut plus véniel. Si par exemple elle se porte sur un sujet "à la mode", médiatisé, dont le centre d'intérêt disparaîtra avec le temps. Ce peut être un artiste, un style, une destination touristique, un goût exotique. Est-ce un défaut quand l'objet de la curiosité n'a pas de point d'arrivée bien établi ? Descartes le pense : "Les hommes sont poussés par une curiosité si aveugle, que souvent ils dirigent leur esprit dans des voies inconnues, sans aucun espoir fondé, mais seulement pour essayer si ce qu’ils cherchent n’y seroit pas." Mais à moins de chercher pour chercher, les scientifiques ne connaissent pas au départ les débouchés de leurs travaux. Et leur curiosité n'en est pas moins saine et fondée. De même, pour le philosophe Alain, l'écrivain n'a nul besoin de savoir à l'avance comment se terminera son travail : au contraire, "le besoin d'écrire (pour l'écrivain) est une curiosité de savoir ce qu'on trouvera."
La curiosité prend diverses formes, s'intéresse à toutes les époques et concerne toutes les classes d'âge. Curiosité de l'avenir, pour ce qui va advenir, ce qui n'est pas ou pas encore : les sciences occultes et divinatoires s'y abreuvaient jadis, ainsi que la prospective aujourd'hui. Curiosité du passé, en ce qu'il rend compte du présent et de la géographie. Comme l'histoire, l'anthropologie est de cette sorte; dans la mesure ou l'historien réécrit l'histoire au delà des faits, où l'anthropologue interprète les signes de vie de nos ancêtres autant qu'il contribue à les attester, l'imagination a une part de curiosité dans leur travail. Curiosité de l'ethnologie, également, pour l'Autre et sa culture, en fait inhérentes à toutes les sciences mais aussi présentes chez l'honnête homme d'aujourd'hui, qu'il fréquente les lieux de culture, s'intéresse à la vulgarisation des choses savantes ou pratique le tourisme intelligent.
Chez l'enfant, la curiosité est naturelle : c'est une vertu grâce à laquelle il assouvit un penchant irrépressible de découvrir le monde à sa portée. Il est nécessaire , en dispensant aux jeunes une éducation où la qualité n'est pas synonyme d'ennui , de favoriser cet élan naturel au lieu de le castrer par la délivrance d'un pensum rébarbatif.
Déplorable défaut ou - surtout - qualité éminente, la curiosité est un attribut intrinsèque et polymorphe de l'humanité. Rien de mieux pour la caractériser en conclusion que cette formule empruntée au portugais José Maria Eça de Queiros (1845-1900) : "La curiosité mène à tout : parfois à écouter aux portes, parfois à découvrir l'Amérique."
Daniel Confland
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