LE DERNIER METRO OU L’ON CAUSE….
Dialogue de comédie en un Acte
Daniel Confland, 2012, 36 pages
Argument : Une rame de métro à l’arrêt dans un tunnel. La panne est patente, mais les voyageurs, dans les compartiments, n’en connaissent ni la cause ni la durée et n’ont reçu aucune information. Enervés, stressés, et inconscients du danger encouru, ils finissent par descendre sur les voies pour tenter de rallier la station la plus proche. A l’exception de deux voyageurs plus prudents, qui restent seuls dans leur voiture…Pour passer le temps, ils décident d’engager la conversation, à bâtons rompus. Ce dialogue, qui conduit à un début de complicité, durera autant que la panne. A moins qu’il ne perdure, une fois la panne terminée…
°°°
Note au lecteur : ce texte est parsemé d'aphorismes (et de quelques autres emprunts) prélevés dans mon roman "L'Ecole de Léningrad", édité en 2012, pour les plus anciens, et d'autres provenant de mon recueil d'aphorismes personnels, édité en 2014 sous le titre "350 aphorismes, apophtegmes, maximes, sentences et autres considérations."
°°°
Première partie (pages 1 à 11)
- Marcel : Revenez, bon sang, revenez !
- Olivier : Vous êtes fous de descendre ainsi sur les voies, vous allez vous tuer ! Revenez !
- Marcel : Cinquante irresponsables, allez hop ! Il y en a un plus fou que les autres qui tire le signal d’alarme, les portes s’ouvrent, il saute dans le tunnel et les autres suivent…(il vitupère de nouveau, penché à la porte du wagon) Espèces d’imprudents incurables, on vous dit de revenir avant qu’il ne soit trop tard !
- Olivier : femmes, vieillards, enfants, ils descendent comme ils peuvent, mais ils descendent ! Le syndrome des moutons de Panurge ! Je suppose que c’est le même scénario dans tous les compartiments. (il se remet à crier) Revenez ! Bon sang, c’est plein de courant là-dedans !
- Marcel : Peine perdue ! Nous nous époumonons dans le vide !
- Olivier : C’est vrai que cela fait une bonne heure que nous sommes à l’arrêt dans ce maudit tunnel, et qu’on ne nous donne aucune information, c’est vraiment scandaleux ! Je n’excuse pas ces gens, mais on peut comprendre leur énervement !
- Le conducteur (voix nasillarde et ton monocorde) : Mesdames, Messieurs, votre conducteur vous informe qu’un incident matériel s’est produit sur cette rame qui nous oblige à stationner dans le tunnel pendant au moins une heure de plus, le temps qu’une motrice vienne nous remorquer jusqu’à la station suivante. Veuillez ne pas tirer le signal d’alarme, ne pas ouvrir les portes et ne pas descendre sur les voies. La RATP vous présente ses excuses pour le désagrément qui vous est causé, bien qu’elle ne puisse être tenue pour responsable du vieillissement du matériel où vous êtes et qui date de 1937 !
- Olivier : Eh bien voilà au moins qui est clair et mieux vaut tard que jamais ! Vous avez pu prévenir quelqu’un ? Je vois que vous avez votre téléphone portable à la main…
- Marcel : Marcel Prouste, comme l’écrivain, mais avec un e comme « ennuyeux »
- Olivier : Puis-je vous demander, Marcel, ce que vous faites dans la vie ?
- Marcel : Je suis laveur de carreaux, cela se voit, non ! (il désigne de la main son seau et son échelle)
- Olivier : Belle profession, en vérité
- Marcel : Je trouve aussi. Mon père disait toujours : « Il n’y a pas de sot métier, il n’y a que des gens assez bêtes pour ne pas l’exercer ! »
- Olivier : Le bon sens même ! Et par les temps qui courent, voilà une profession qui ne risque pas d’être délocalisée
- Marcel : Et bien détrompez-vous, j’ai bien pensé à me délocaliser
- Olivier : Pourquoi ?
- Marcel : Question de salaire et de dépaysement
- Olivier : Et où vouliez-vous aller ?
- Marcel : A Dubaï, dans le golfe
- Olivier : Et finalement, vous y êtes allé ?
- Marcel : J’y ai passé deux mois et j’en suis revenu
- Olivier : Cela ne vous a pas plu ?
- Marcel : Non. Dans ce pays ils lavent les carreaux comme ils écrivent : de droite à gauche. Et chez nous on les lave de la gauche vers la droite : je n’ai pas réussi à m’habituer.
- Olivier : Et sinon, vous aimez votre métier ?
- Marcel : Beaucoup. Tandis que les badauds regardent les vitrines que je lave, moi j’admire les jeunes vendeuses à l’intérieur des boutiques. Quand elles aperçoivent mon visage entre deux coups de raclette, elles me sourient ! Cela dit, avec Internet, le métier est en danger
- Olivier : Pourquoi donc ?
- Marcel : Le e-commerce : Internet est justement la seule boutique qui n’ait pas de vitrine !
- Olivier : Ah, ne me parlez pas d’Internet : Avec Internet, tout ce que vous n’osez pas dire à vos proches vous le dites sans pudeur à de parfaits inconnus : Internet ou le strip-tease de l’âme !
- Marcel : A force de se répéter, les pannes de la RATP vont produire les mêmes effets, vous verrez ! (Ils rient tous les deux). Et votre métier à vous, Olivier, quel est-il ?
- Olivier : Je suis ingénieur des travaux publics chez Pouigue
- Marcel : Ah, je vous envie : le pont de Tancarville, le viaduc de Millau, l’Arche de la Défense, que des prouesses techniques !
- Olivier : A propos de prouesses, savez-vous, Marcel la différence entre…. Et puis non, je n’ose pas, après tout, il y a un quart d’heure à peine nous ne nous connaissions pas…
- Marcel : Comment cela vous n’osez pas, vous ne croyez tout de même pas, Olivier, que je sois homme à m’effaroucher d’une devinette !
- Olivier : Bon, vous l’aurez voulu. C’est la blague en vogue en ce moment chez Pouigue. Donc, savez-vous la différence entre une prouesse technique et une prouesse sexuelle ?
- Marcel : Ma foi, non
- Olivier : Eh bien, une prouesse technique c’est du bel ouvrage en chantier, tandis qu’une prouesse sexuelle c’est une belle enchantée de l’ouvrage ! (Ils rient)
- Marcel : Et au cours de vos chantiers, vous n’auriez pas bâti quelque chose à Dubaï par hasard ?
- Olivier : Si. Pouigue y a construit des appartements avec vue…
- Marcel : Sur la mer ?
- Olivier : Non. Sur le désert !
- Marcel : Mon père disait toujours : « les bédouins aiment trop leurs enfants pour les priver de désert ! ». Cela dit, vous vous plaisez dans votre job ?
- Olivier : Il y a encore un mois je vous aurais dit oui sans hésiter. Après tout, je gagne bien ma vie, je voyage beaucoup…
- Marcel : Et que s’est-il passé il y a un mois ?
- Olivier : Une femme est arrivée à la tête de mon département. Une manager de moins de cinquante ans, comme on dit à la télé. Un autocrate, une harpie, une Cruella dans toute sa splendeur ! Elle a l’esprit tellement étroit que même une feuille de papier bible ne passerait pas à travers !
- Marcel : Bigre ! Et totalement incompétente, naturellement…
- Olivier : Super compétente au contraire, c’est pire. Elle nous fait une vie impossible
- Marcel : Au moins, vous pouvez la respecter au plan professionnel, c’est déjà ça !
- Olivier : Oh, le respect s’apparente à l’amour : on ne l’a que si on le donne !
- Marcel : Je comprends. Mais si votre supérieure est comme vous la décrivez, vous ne devez pas être le seul à souffrir de son autoritarisme ?
- Olivier : Bien sûr que non, tout le monde s’en plaint derrière son dos
- Marcel : Pourquoi n’allez-vous pas en délégation présenter vos doléances à la Direction : elle pourrait y perdre son poste ?
- Olivier : Bousculer la hiérarchie ? Vous n’y pensez pas ! La hiérarchie s’apparente à la chose jugée. On n’y revient pas, et le conformisme congénital qui est le nôtre nous interdit en outre généralement d’en contester le bien-fondé !
- Marcel : Dans ce cas, demandez à changer de département. Un obstacle est pareil à un lampadaire de rue : si on ne veut pas le prendre de front, le mieux est de le contourner ! Vous me paraissez quelqu’un d’ambitieux, Olivier : par conséquent, si la harpie vous bride, allez employer ailleurs vos talents !
- Olivier : J’y songe. Mais l’ambition est comme le saut en hauteur : avant de prétendre sauter plus haut, il faut d’abord savoir mettre la barre à la hauteur où l’on peut la franchir !
- Marcel : Alors, ne vous plaignez pas. Mon père disait toujours : « Qui ne sème pas le grain ne récolte pas le fourrage ! »
- Olivier : Monsieur votre père était un puits de pensées profondes !
- Marcel : Un puits sans fond, en effet
- Olivier : Sans négliger le fond, il y mettait aussi les formes. Il est vrai que mettre les mots en bouche met les idées en place !
- Marcel : Vous avez Ô combien raison, Olivier. Mon père se posait beaucoup de questions. Il avait une vision aigüe des choses de la vie. Il répétait sans cesse : « Le canon sans recul ne recule pas, la pensée sans recul n’avance pas ! »
- Olivier : C’est une formule superbe, Marcel.
- Marcel : C’est vrai. Pour quelqu’un qui avait fait l’ENA, mon père réfléchissait beaucoup
- Olivier : Votre père était énarque ?
- Marcel : Cela vous étonne, hein ! Vous vous dites : comment un laveur de carreau peut avoir eu un père énarque !
- Olivier : Je le confesse
- Marcel : D’autant que je suis moi-même Agrégé de grammaire.
- Olivier : Mazette, j’ai devant moi un super diplômé ! Pour le coup je m’étonne de vous savoir laver les carreaux !
- Marcel : C’est une longue histoire…
- Olivier : J’ai du temps devant moi…
- Marcel : Arrivé à dix-sept ans, j’avais mon bac en poche et la ferme intention de ne pas suivre les traces de mon père
- Olivier : Pourquoi donc, vous n’aimez pas l’ENA ?
- Marcel : Nullement. Simple rébellion d’un ado contre son géniteur, normale à cet âge. Je ne voulais pas davantage, d’ailleurs, épouser le métier de ma mère
- Olivier : Que fait-elle ?
- Marcel : Elle a pris sa retraite depuis longtemps. Elle était gynécologue. Or si je mettais tout mon zèle à être un praticien occasionnel du sexe, je ne voulais en aucun cas verser tous les jours dans la monotonie de l’exploration professionnelle
- Olivier : C’est vrai : en cela comme pour le reste, la monotonie, c’est l’atonie de l’émerveillement !
- Marcel : Léonard de Vinci ne pensait pas autre chose quand il prédisait, je cite : « A force, les six Arts vont devenir monotones. Il en faudrait un septième ! »
- Olivier : Il a réellement dit ça ?
- Marcel (goguenard) : Il aurait pu, non, il a bien dessiné les plans de l’hélicoptère..
- Olivier : Ce n’est pas faux…
- Marcel : Pour en revenir à mon propos, vers l’âge de vingt ans je ne savais pas vers quoi m’orienter
- Olivier : Si tu veux diriger ta vie, commence par savoir où tu veux te rendre, sinon laisse une chance au hasard !
- Marcel : Une maxime de votre père ?
- Olivier : Non, du cafetier chez qui je fais mon loto !
- Marcel : Toujours est-il que j’ai choisi la grammaire
- Olivier : Vous aviez une bonne raison ?
- Marcel : La grammaire, c’est l’étude des règles du langage, à l’écrit comme à l’oral, cela m’a paru stimulant. Après tout la langue, c’est notre bien commun, ce qui nous différencie des autres espèces
- Olivier : Vous en parlez bien, c’est déjà ça !
- Marcel : Donc je m’oriente vers la grammaire. Au début, effectivement, cela ne me déplaît pas. Je vais jusqu’à l’agrégation que je passe brillamment, oserais-je le dire, tout en continuant la pratique assidue de la natation, sport où je puis dire aussi sans me vanter que j’excellais !
- Olivier : Une tête bien faite dans un corps d’airain !
- Marcel : C’est drôle, votre remarque me rappelle un courriel que j’ai reçu à l’occasion des vœux de nouvel an…
- Olivier : Et qui disait ?
- Marcel : Cher Marcel, je te souhaite l’essentiel : une santé d’airain. Signé Gonzague !
- Olivier : Ce à quoi vous avez répondu ?
- Marcel : Ne t’en fais pas pour moi, j’ai l’airain solide !
- Olivier : Un argument imparable. Mais la grammaire dans tout ça, il me semble que l’on s’égare !
- Marcel : Ah oui, excusez-moi ! Pour tout dire, je me suis aperçu que la grammaire ne menait pas à grand-chose. D’abord, je ne voulais pas enseigner
- Olivier : Vous auriez pu être linguiste au CNRS ?
- Marcel : Trop scientifique et spéculatif
- Olivier : Ou bien correcteur dans un journal ou un magazine ?
- Marcel : C’est frustrant de corriger les autres quand on peut écrire soi-même
- Olivier : Vous auriez pu écrire et corriger vos fautes de grammaire
- Marcel : Pas assez de talent. Vous savez, en définitive, la grammaire met derrière les barreaux ce que les bons écrivains et les bons orateurs s’emploient par leur talent à libérer.
- Olivier : On parle pourtant des règles de l’Art ?
- Marcel : Pour mieux s’en affranchir !
- Olivier : Votre itinéraire était donc sans issue ?
- Marcel : Cela a été ma conclusion. J’ai décidé de résilier mon sursis d’étudiant et de faire mon service militaire. Comme j’étais bon nageur, j’ai choisi la marine
- Olivier : Sur un bateau ?
- Marcel : Non. On m’a pris comme nageur de combat
- Olivier : Je n’en reviens pas. Et cela vous a plu ?
- Marcel : Au début, oui. Mais c’est un milieu où on ressent rapidement la pression…
- Olivier : Normal, sous l’eau !
- Marcel : Je parlais de la hiérarchie militaire. Et puis, avec les tâches qu’on nous donne, on nage sans arrêt en eaux troubles
- Olivier : C’est inhérent au métier, non ?
- Marcel : Bref, on me proposait un engagement supplémentaire de trois ans…
- Olivier : Et ?
- Marcel : J’ai dégagé !
- Olivier : Et avant de quitter la combinaison, vous avez eu une décoration pour services rendus en mer…enfin je veux dire sous la mer ?
- Marcel : les Palmes…
- Olivier : j’aurais dû y penser ! Cela ne me dit toujours pas comment vous êtes devenu laveur de carreau !
- Marcel : J’y viens. Dans un café de la rue de Vaugirard, j’ai rencontré un laveur de carreau, précisément. Nous prenons ensemble un petit noir au comptoir et commençons à bavarder. De fil en aiguille, voyant que j’en étais à un stade de ma vie où je ne savais plus trop que faire, voilà qu’il me propose de m’associer avec lui. La rue de Vaugirard est l’une des plus longues de Paris. Mon laveur avait tellement de clients qu’il satisfaisait à peine les clients du côté gauche de la rue. Son idée fut que je prenne en charge le côté droit. J’ai topé là. Il m’a formé sur le tas, j’ai aimé et continué jusqu’à aujourd’hui.
- Olivier : Votre vie est une véritable aventure.
- Marcel : En un sens. Mais parlons de vous. Je crois que vous êtes marié, Olivier ?
- Olivier : Fine déduction. Remarié, en fait. Ma première femme voulait une bonne, mais l’ennui est que je me suis rapidement mieux entendu avec la bonne qu’avec ma femme !
- Marcel : Et maintenant, vous êtes heureux en ménage, si je ne suis pas indiscret
- Olivier : Mon remariage est ce qui m’est arrivé de mieux dans la vie…juste après mon divorce…
- Marcel : Vous connaissez la phrase de Jean Anouilh : « Je suis pour l’indissolubilité du mariage. C’est le seul moyen de ne pas faire l’imbécile deux fois ! »
- Olivier : C’est élégant à vous de me le rappeler ! Certes, ma nouvelle femme n’est pas un ange, mais professionnellement elle vole de ses propres ailes et tout le monde dit que c’est une fine mouche…
- Marcel : Je suppose qu’elle doit être très jolie